Trop peu des jeunes que nous conseillons acceptent d’entreprendre un nouvel apprentissage formalisé. Le refus de la formation longue demeure l’une des caractéristiques de nos publics. Depuis longtemps, au cours des conversations informelles, nous constatons que ces jeunes ne mentionnent jamais la nécessité d’un apprentissage, d’une qualification professionnelle ou d’un diplôme. De plus, lorsqu’ils racontent leurs brèves expériences de travail, ils ne font aucun cas de la tâche exécutée ou de la technique utilisée. Ils évitent le sujet et ne cessent de répéter qu’il n’y a « pas de problème ». Par exemple, à l’embauche dans une petite entreprise d’électricité, un candidat répond au patron qui l’intéroge sur ses compétences techniques: « on branche, ça marche, c’est tout ». Cette anecdote, parmi tant d’autres, illustre une conception largement partagée par ces jeunes: ils escomptent un résultat immédiat qui ne dépend pas de l’apprentissage d’une technique.
Cependant, nous aurions tort d’interpréter ce refus d’apprentissage comme un signe d’incapacité intellectuelle ou technique. En effet, sur les chantiers d’insertion, les jeunes font preuve d’application, et le produit de leur travail est généralement satisfaisant. Mais là encore, que leur ouvrage soit réussi ou non, ils persistent, dans leurs commentaires, à dénier le contenu technique de la tâche.
Au travail comme dans la rue, devant leurs copains surtout, ces jeunes ne disent jamais: « je ne sais pas le faire, je ne l’ai pas appris ». Au contraire, ils lancent fréquemment: « pour qui tu me prends, j’assure, je ne suis pas un nul ». Pour eux, l’accomplissement de la tâche n’est pas fonction d’un apprentissage préalable mais découle uniquement de la valeur personnelle. En ce sens, ils redoutent doublement la critique de leurs pairs car elle renvoie directement à la question de l’échec personnel.
Pour prévenir ces éventuelles critiques, les jeunes travailleurs insistent volontiers sur les aspects statutaires de leur situation professionnelle. Ils se plaisent à décrire des objets de « prestige » auxquels le travail leur donne accès, par exemple, véhicules couteux et instruments de haute technologie. Outre ces objets valorisés, le niveau de rémunération est toujours étroitement examiné entre copains. Enfin, ces jeunes évoquent plus que toute autre chose les relations qui règnent dans l’entreprise. Aussi, lorsqu’ils s’échangent des adresses d’employeurs, leur première préoccupation est de savoir si « l’ambiance est cool » ou si « le patron est sympa ».
Aux dires des participants, l’ambiance qu’instaurent les formateurs et éducateurs sur leurs chantiers contribue en grande partie au succès de nos entreprises d’insertion. Au contraire, à propos de leurs séjours en entreprise « classique », hors de la sphère du travail social, ces mêmes jeunes font souvent état de difficultés relationnelles. Ainsi, ils expliquent systématiquement leurs fréquentes ruptures de contrat par d’insurmontables conflits avec des collègues ou avec le patron. Cet argument appelle d’autres constats, dans un environnement social plus large.
En côtoyant ces jeunes au quotidien, dans le quartier, hors de tout cadre formel, on remarque que simultanément à leur déroute professionnelle ils traversent d’autres événements déstabilisants. Untel s’embarque dans un « sale coup »; tel autre se fait rudoyer par ses copains; un autre encore, après une dispute, quitte pour un temps le foyer familial, etc. Ainsi, à chaque rupture professionnelle correspond aussi une perturbation survenue dans le champ des relations sociales ou familiales. Si de telles perturbations ont des répercussions immédiates dans l’environnement de travail, les accros relationnels expérimentés dans l’entreprise ne semblent prendre effet qu’une fois reflétés dans le miroir du regard des autres, collègues ou copains. Ainsi, de retour dans le quartier, les jeunes à tour de rôle se racontent leur journée de travail. Ils doivent alors assurer aux autres qu’ils n’ont pas été malmenés par leurs collègues ou leurs supérieurs; affirmer qu’ils n’ont pas « joué les bouffons ». Sinon, l’humiliation est sévère et, dès le lendemain, il leur faudra claquer la porte à la barbe du patron.
Que les perturbations relationnelles externes à l’entreprise précèdent, ou qu’elles succèdent aux conflits, toutes ces interactions suggèrent un même constat: pour ces jeunes, le regard d’autrui, des collègues et plus encore celui des copains ou de la famille, semble l’emporter sur toute perspective strictement personnelle. Le plan des relations sociales, dans et surtout hors de l’entreprise, apparaît ainsi influer de manière prépondérante sur le déroulement du parcours d’insertion professionnelle de ces jeunes.
FD Archives